de la Parole à l'Ecriture
Colloque Madrid 19-20 Novembre 2001
De la Parole à l’Ecriture.
Aspects analytiques du mouvement de la parole dans l’écriture poétique.
Mouvement, articulation, rythme, structure et forme.
Introduction
Le travail que je vais brièvement vous présenter dans le cadre de ce colloque fait suite à une autre communication intitulée Biologie de la mémoire créative.
Il se fonde sur une multitude d’interrogations au sujet du "comment l’esprit organise la matière qu’il l’a engendrée" en opposant dans les civilisations occidentales, le pouvoir de l’écriture à l’expression parlée. Nous évoquerons l’opposition entre la récitation menant à la codification formelle puis écrite, et l’expression parlée et ordonnée de manière poïétique.
Commençons par une affirmation et une question:
La parole et le sonore, sont perceptibles grâce au mouvement et à l’air, alors que l’écriture est une représentation physique appliquée a posteriori, révélée à l’origine (avant la technique de la gravure sonore) par sa matérialisation sur différents supports.
Mais dans ce cas,
- Comment la parole devient-elle signifiante de l’expression poétique écrite et paradoxalement négation de la notation et précisément dans le cas qui nous concerne, musicale ?
(paradoxalement= signification hellénistique du mot contraire à l’opinion commune)
Depuis les premières constitutions d’organismes fonctionnels et jusqu’à la définition de l’Homme – organisme récepteur et acteur d’un environnement - représentant d’un univers déterminé et complexe, la formulation d’un langage et la nécessité des "cartes" mnémotechniques de l’information et de la communication ont été fondamentales à l’existence formulée par la notion intrinsèque de la conscience ou de son "contenu" la sous-conscience.
À ce jeu entre le visible et l’invisible sous-entendu de la nature, correspond un élément biophysique d’origine, vital dirait-on, qui est le mouvement. Constater son existence, forcément et toujours a posteriori, comme le fit, entre autres, Euclide (Division du Canon) lorsqu’il avança son raisonnement au sujet des nombres qui régissent la matière sonore, engendrée par la percussion, n’explique pas l’origine de la percussion elle même issue d’un mouvement, qui reste encore aujourd’hui un domaine de la recherche fondamentale et raison des Dieux figurés.
Ainsi, le mouvement est interprété à la fois comme élément fondamental de l’existence et aussi comme source de la mécanicité physique, donc du gestuel et de l’expression.
À l’origine, il est dépourvu de sens a priori et cela rend sa perception et son interprétation aléatoires, puisqu’il est analysé a posteriori selon ses trajectoires calculables et interprétables.
Ce qui est ainsi calculé et interprété a posteriori n’est plus le mouvement mais les sens et les paramètres structurés qu’il engendre lorsqu’il se décompose en durées dans le Temps, et plus précisément à travers leurs organisations rythmiques que nous appèlerons traces. J’entends par trace la relation mnésique entre ce qui est présent en tant que figurer de l’antécédent, d’où cette " cartographie " de la mémoire en constante évolution.
Ces traces que nous pouvons apparenter aussi bien à des sons qu’aux mots, engendrent dans notre entendement, à plusieurs degrés de leurs évolutions et de notre interprétation subjective, des figures analysables graphiquement selon leurs qualités déterminées par la périodicité – le corps, spécifiquement l’empreinte – ce qui est visible et qui possède un sens, et les extrêmes – conception et mutation - représentatives de l’invisible.
Leurs trajectoires constitueront plus tard dans le processus d’évolution et de mutation, la première étape vers la communication concrète permettant d’identifier quantitativement le sens de l’expression, à travers la géométrie des figures rythmiques issues du mouvement.
Mais ce qui restera du domaine de l’invisible et du sous-entendu, sera l’origine de l’expression. Le mot sens (sinpa) selon la terminologie gothique du XIIème siècle, est ainsi déterminé par la symbiose entre rythme et signification dont les points de convergence représentent les extrêmes invisibles du mouvement: l’origine et sa finalité provisoire (délimitant et stigmatisant un espace).
Périodiquement le sens se "fige" telle l’empreinte, dans un "espace mnésique" signifiant sa matérialisation en expression du ressenti, de l’expérience signifiée par la trace. Il divise ainsi la perception en périodes décrites par Peirce comme des enchaînements sémiotiques. Mais l’ensemble reste dans le même mouvement quantifiable.
Parmi de nombreux exemples possibles, citons à ce titre celui provenant de l’antiquité grecque, IIIème siècle avant J.C. et notifié sur un papyrus répertorié à Wien 29825 a/b/c (Hymne Dionysos recto/verso). Sans procéder à l’analyse de ce que nous venons d’entendre, après la définition de l’échelle sonore (systema), nous remarquons la fausse séparation entre l’annonce et le chant accompagné à l’unisson. Il y a une volonté de complémentarité au niveau du mouvement et des timbres, mais, au niveau des hauteurs des sons, cela devient interprétatif et répartie entre discours et matérialisation des figures sonores. Ainsi ce crée un rapport évolutif entre la narration et les paramètres discursifs propres à l’organisation sonore.
Ce jeu sonore de scène qu’on retrouve également aux antipodes géographiques de la civilisation grecque, dans les représentations d’autres civilisations à des époques différentes, met en évidence l’origine commune et le pouvoir des langages à développer l’homogénéité du discours à travers le mouvement dans un espace où signes et paroles "poïétisent" (de poïen = faire, poïesis = création, aussi P. Valery in cahier IV) l’imaginaire du sacré.
Un autre exemple est celui de la mimique à un instant donné où nous pensons la comprendre sur un visage, en attendant la suivante mimique comme l’enchaînement de la première.
Chacune des mimiques représentera une entité suggestive. Il est évident que si cette seconde mimique est éloignée de la première, les deux périodes seront anachroniques et perçues comme abstraction et illogisme caractérisés par un sens indéterminé mais l’ensemble du mouvement caractérisé par des valeurs indéterminées, aura ou n’aura pas la qualité d’être.
Dans le même cas de figure se présente la dichotomie entre cette matérialisation de l’expression et le langage. Cette dichotomie signifiera le point de "césure" dans le temps, et aussi l’intégration d’une des structures du mouvement dans un univers de l’absence, du suggéré; un univers où les figures évoluent de manière aléatoire, car il n’y a pas de préexistence, ce qui rend la perception, facteur de la conscience en temps réel.
En annonçant cela, je pense à John Cage, qui propose une musique visuelle lorsqu’il met en scène un pianiste et un tourneur de page devant un piano sans qu’ils jouent une "note" pendant 20 minutes. Étant donné qu’il s’agit d’un concert, sans le résultat sonore caractéristique à la situation, notre mémoire ne pourra que suivre l’image afin de rendre intelligible le sens. Voire, en absence de "mouvement sonore venant de la scène, il y aura dans la salle un ensemble de mouvements aléatoires de la part du public.
La perception d’un tel "concert" constituera la mémoire de l’événement, autrement dit, il sera antagoniste à nos capacités de perception sonore et va engendrer une sensation subjective du non-dit mais représenté et diversement ressenti à travers les mouvements des interprètes. L’attente de mouvement sonore sera supplantée par l’inaudible mouvement qui procure la sensation de silence. Philosophiquement, ne dit-on pas que la Vie est un accident de la Mort ?
Dans un autre cas, nous pouvons citer également l’œuvre écrite en signes, Black and White, de Franco Donatoni, où les instrumentistes abordent tel ou tel fragment sonore selon le mouvement du public.
Par ailleurs, imaginons une tragédie grec où il n’y a pas de parole mais seulement une suite de mouvements. Malgré cela, les différentes actions " limites " qui définissent habituellement les personnages, ceux-ci trouveront une justesse de fonctionnement, une logique en absence des paroles caractéristiques à l’entendement, à condition que leurs actions soient rapprochées dans le Temps et dans l’espace, telle la relative fonction de dissonance ou de consonance régies par l’ambitus sonore. De la même manière imaginons une pantomime avec un bruitage ou un rendu sonore hors scène: si ce qui est entendu corresponds à ce qui paraît comme logique du mouvement perçu, le fonctionnement est assimilable comme cohérent et acquiert une certaine fixité. Dans le cas contraire, toute abstraction apparaît comme la porte ouverte d’où nous attendons une action, telle la porte fermée chez Kafka, qui nécessite une explication de la part du gardien. Pourquoi ne s’est-elle pas ouverte dans le présent selon la logique du mouvement?
Cela montre, à l’exception de l’écriture qui permet une relecture, que le sens de tous type de représentation est conditionné par l’espacement des différentes périodes d’un mouvement ou d’un ensemble de figures engendrées par ce mouvement, qui nous poussent à imaginer l’action, à nous identifier et à percevoir en puisant dans le fonctionnement complexe de la mémoire. Notre mémoire, dans sa diversité biologique et fonctionnelle, associe ainsi la variabilité de l’enchaînement des images à l’identification de ce qui est absent.
Par conséquent, la parole ne représente pas seulement l’articulation phonique, mais participe à la construction logique de l’action, ou d’un ensemble de mouvements fondé sur une périodicité temporelle.
Dans certains cas, elle provoque la situation de crise qui anticipe, puis fait partie intégrante du phénomène d’induction (par la décision), lorsque l’art, selon son étymologie ancienne, développe les systèmes de notation et prétend à l’universalité de l’entendement en ignorant la typologie variable de l’écriture.
Mais revenons aux aspects de la mémoire qu’engendre l’oralité. En absence du pouvoir de relecture, plus le rapport entre silence et articulation sera long, plus l’entendement du sens deviendra aléatoire puisqu’il multipliera ses figures sur des plans différents. Afin de retrouver la cohésion nécessaire à l’entendement, l’oralité devra être associée à l’iconicité développée par l’imaginaire.
Par conséquent la parole était destinée à l’écriture et en ce qui nous concerne, c’est-à-dire la poétique, l’écriture doit trouver la vraisemblance avec la pensée de l’oralité. C’est souvent le cas dans le théâtre Nô et le Kabuki.
Apparaîtront ainsi comme vérité de l’écrit seulement les aspects physiques: mouvement, articulation, syntaxe et prosodie; mais l’essentiel de l’expression résidera dans cette métaphysique subjective ordonnée de manière aléatoire du sens de l’émotion cautionnée par l’expérience individuelle de l’imaginaire. [Encore un point fondamental avec la musique et surtout la similitude qui existe lorsqu’on affirme la différence entre poème et poésie telle l’affirmation de la différence entre entités sonores et musique.]
Ce sens aléatoire se matérialise donc sur un support, autrement dit l’image, c’est-à-dire il repose sur des moyens divers afin de justifier et de retrouver une forme logique du mouvement. Il engendre ainsi parallèlement à la fonction de l’articulation concrétisée par les propriétés phoniques, les paramètres de dynamique et d’intensité.
Par ce procédé, ce qui était un mouvement nécessaire et vital, devient un ensemble sémiologique évolutif, représentatif de l’invisible et du suggestif [du ressenti] qui se concrétise en aspects primitifs de la narration. Souvent les mélomanes et même les musiciens disent en confondant narration et discours: la thématique de Chopin ou de Mozart "parle", ou "raconte"; celle de Verdi soulève des foules …etc.
Mais lorsqu’on interroge les personnes elles racontent essentiellement leurs expériences ou alors ne savent pas quoi dire, de la même manière que lorsqu’on parcourt la Bible. Il n’y a rien à dire, de ce qui est invisible, puissant et sacré, sinon d’interpréter de manière plus ou moins heureuse l’amalgame entre histoire et expérience, ou alors d’interpréter les textes en proposant l’analyse à partir de ce qui est préétabli dans l’histoire comme vérité et déduction à une époque donnée.
Henri Meschonnic mentionne dans son analyse critique de la poésie et du poème, sous l’angle de l’invisibilité de l’écriture: il y a donc, dans la tradition de pensée qui nous présente la poésie, une tension, sinon même une fracture, entre le côté de l’art verbal, le côté des vers, et le côté d’un sublime qui mêle le sensible à la pensée. Loin de les opposer, et de les séparer.[Célébration de la poésie – Ed. Verdier 2001]
Et plus loin: Par la séparation de l’audible et du visible, du son et du sens par rapport à la réalité du poème, le poème étant […] une abstraction qui a deux modes de réalisation, une réalisation visuelle et une réalisation auditive.
À ce sujet je vous propose quelques exemples dans le répertoire musical où nous constatons les deux modes de réalisation, visuelle et auditive:
- Dans la représentation sonore non écrite: les chants populaires associés à des taches physiques.(chant des piroguiers, des marins, des femmes aux lavoirs, des moissonneurs etc..)
- Dans la musique écrite, parmi d’innombrables exemples, les célèbres coups du Destin dans la 5ème de Beethoven, la suggestion des pas des servantes entrant dans la pièce où se meurt Mélisande à la fin de l’opéra de Debussy, la perspective du mouvement dans Ramification pour cordes de Ligeti et celle graphique chez Xenakis, etc…
Lorsqu’il s’agit donc des sons et d’un ordre musical, malgré l’écriture de la partition, les liens avec l’intelligible sont représentés comme dans le domaine poétique par le non-existant, et surtout par l’élément fondamental assurant le lien entre mouvement et sens qui est le rythme.
Celui-ci trouve une définition à travers la périodicité des durées des phonèmes qui se suivent selon leurs qualités de résonance qui les classes harmoniquement. C’est par ce biais qu’il se produit à priori une quantification des durées par les nombres.
Sans aborder le sujet de la prose et de la rime poétique, en partant de ce raisonnement, on peut affirmer que la différence entre prose et poésie est un jeu de l’esprit entre langage ordinaire et volonté d’approcher l’expression suggérée des " Dieux ", autrement dit d’une dimension invisible car imaginable [Isokrates, Ecole de l’Eloquence Ve-Ive s.].
La constitution génétique du sensitif complexe de l’homme, montre cette capacité "naturelle" de créer des langages où l’utilisation des paroles et de l’intonation délimitent et définissent les genres et les styles de l’expression; ceci, en utilisant simultanément tous les paramètres qui permettent de déterminer le sens. En rapport avec la multitude des langages et dans la perspective d’un au-delà de la notation, Sartre disait " les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage".
Nous allons nous permettre deux affirmations:
- La parole est ce qui échappe au mot, ainsi l’expression parlée devient la manifestation de l’originalité lorsqu’elle ne se détermine pas a priori et qu’elle correspond au résultat de l’association entre le nécessaire et sa négation.
- L’écriture sonore représente la matérialité qui justifie l’existence d’un double fonctionnement, simultané et en parallèle de l’expression, ce qui rend l’écriture comme une pathologie du comportement en opposition avec l’abstraction fondatrice du poétique.
Dans le domaine de l’écriture musicale occidentale, nous prendrons comme postulat le fait que l’écriture du sonore naquit de la symbolisation de l’articulation phonétique, ta en tê phônê (les choses qui sont dans la voix) qui fut associée au mouvement articulé et au rythme afin d’aboutir, en Occident, aux principes de l’interprétation alphabétique –(Peri hermeïnias – Aristote in Poétique).
Toutefois, en dehors du discours et de ses figures issues de la rhétorique, ce qui suscite des interrogations est le cryptage ou la codification de l’articulation vocale lorsqu’elle doit être mémorisée en temps réel. Dans toutes civilisations, les paroles et plus précisément la Parole du pouvoir des hommes ou des Dieux, devait être lue et visualisée au-delà du sens symbolique. Elles devaient devenir des lois.
Ainsi, tous les efforts pour fixer une "typographie" de la prononciation vocale, ont été concentrés vers la codification syllabique, puis à travers une formalisation par la notation des mots et de leur fonctionnement syntaxique. Ce processus justifiera plus tard la production des genres dit littéraire ou poétique. L’écriture de la voix parlée comme pour l’écriture de la voix chantée, furent codifiée spécifiquement afin de représenter chacun de son côté, l’aspect concret (notifié) de la pensée et l’aspect abstrait, dit artistique dans le cas de la musique.
Contrairement aux concepts de la syllabisation dans la tradition occidentale, l’expérience asiatique et plus précisément la poïétique de la cryptographie sacrée japonaise pratiquée par des profanes ou des religieux au XIIème siècle, révèlent la fusion entre le graphisme, l’interprétation et la fonctionnalisation représentée par l’articulation phonique incluse dans l’écriture.
À la lecture de l’Hymne bouddhique au bodhisattva Fugen (trésor du Kôzanji de Kyotô) on remarque la transposition, dans un espace déterminé et ordonné par la symbolique, de la prosodie articulée par le mouvement physique de l’écriture du caractère.
Le résultat présenté par une spécialiste comme Claire-Akiko Brisset du Centre d’Etude de l’Ecriture et de l’Image CNRS-ParisVII, répondant à mes interrogations, admet la possibilité de l’existence d’une alchimie entre la couleur et surtout des traits menant à suggérer avec précision dans l’espace matérialisé par le rouleau se déroulant dans le sens du temps de la lecture, et d’une codification de l’imaginaire qui induit l’écriture à la structure rythmique du langage. L’ouverture du rouleau s’effectue par la droite, ce qui signifie un sens de lecture inversée au texte: on découvre d’abord l’image construite par le graphisme des kanas puis le texte dans sa verticalité.
En comparant ces paroles traduites graphiquement au Japon, avec un Hymne de l’Antiquité grec à l’époque d’Aristote, nous constatons que les démarches sont diamétralement opposées du moment où les paroles sont écrites. Toutefois, l’élément commun aux deux civilisations est celui de la problématique suscitée par la volonté de matérialiser le sens en tant que contenant et contrevenant du ressenti dans la perspective du au-delà de l’expérience. Il en ressort la volonté de garder la liberté qu’offre ce qui est spontané dans l’expression orale et qui correspond à l’essentiel.
Dans les deux exemples, nous constatons que l’enchaînement des paramètres du langage construisent et organisent la spécificité de l’expression et si elles ne correspondent pas toujours au ressenti, elles suivent fidèlement et ordonnent le sens du mouvement par l’articulation rythmique.
Ce qui est visible dans sa dimension dominante et qui évolue de manière aléatoire, est délimité dans l’espace et le temps par l’articulation rythmique, c’est-à-dire ce qui est quantifiable en valeurs de durées et qui possède des propriétés phoniques dominantes (les accents – Traité du Rythme par Desnos-Meschonnic).
En passant de l’oralité à l’écriture dans un système donné, ordonne cet aspect aléatoire de l’oralité par la géométrisation des paramètres des hauteurs sonores. Ce rapport entre la périodicité des hauteurs des sons, engendre des structures internes à tout mouvement régulier.
Schéma 1 -
Analyse graphique d’un Prélude de J.S. BACH, avec un tableur.
Je vous propose ce premier schéma reproduisant le début d’un Prélude de J.S.Bach, compositeur représentatif de la fin de la période du Baroque, période dont la signification première était la géométrisation de la " pierre ".
Voici le résultat graphique de ce qui est noter selon la codification musicale. On remarque ce qui n’est pas visible mais qui construit le discours dans le système de fonctionnement des hauteurs des sons, malgré la notation des sons en valeurs rythmiques égales.
Hors système d’écriture, la définition de la trajectoire de l’intonation selon des paramètres de fonctionnement harmonique, fixe le point de départ du mouvement puisqu’il met en rapport de force ce qui est mesurable (hauteur, longueurs des durées, etc.) avec la signification de ce qui est exprimé.
Ainsi, pour un non musicien, l’aspect instinctif qui caractérise le point de départ du mouvement signifiant l’essentiel, élabore progressivement à travers le sens obtenu, un langage où les mots sont absents.
Selon ce raisonnement, nous affirmerons que la parole n’est pas à l’origine de l’écriture mais une conséquence du mouvement source qui peut engendrer la parole comme une des fonctions possibles du langage.
Par contre, ce même mouvement source est en soi une forme d’écriture qui se prête à la notation, puisqu’il est constitué de ce qui est mesurable et mémorisable, et il ignore la diversité des langages puisqu’il se trouve à leur origine.
Le texte de Octavio Paz que je vous propose plus loin, révèle la trajectoire ordonnée du mouvement source, à travers plusieurs des figures qu’il engendre successivement et qui suggère l’Etre à travers l’articulationvocale qui est le CRI. L’Etre absent dans les mots, justifie son existence en tant que supposée matérialité sonore et figure poétique.
Dans ce cas précis, il y a une volonté de narration telle que nous la percevons lorsqu’un rouleau peint se déroule dans un espace dont la fin est déjà contenue à l’origine du début.
Son évolution construit l’imaginaire associé a posteriori au phénomène d’hypotypose.
Cela m’emmène à la volonté spécifique à la conscience qui produit la logique harmonique afin d’aboutire à l’organisation des paroles par leur association à la fonctionnalité syntaxique attribuée aux mots et suscitent des rapports entre paroles expressives issues de l’imaginaire sonore et de la codification écrite, autrement dit des rapports entre l’expérience et sa narration tel que nous l’avons évoquer précédemment.
De même, la constitution génétique de l’appareil sensitif complexe de l’homme, montre cette capacité naturelle de créer des langages où l’utilisation des paroles et de l’intonation délimitent et définissent les genres et les styles de l’expression; ceci, en utilisant simultanément tous les paramètres qui permettent de déterminer le sens.
Par ailleurs, notons que le refus du langage représente souvent un défi, celui de l’intelligibilité.
Il est intéressant de constater que dans le cas du poème de Paz, l’intonation joue un rôle de traducteur à partir d’un schéma géométrisant les composantes sonores des mots.
L’analyse brève que je vous propose est celle du compositeur qui décomposera le texte pour mettre en évidence les paramètres sonores caractéristiques de l’oralité.
En écoutant la lecture du poème par Octavio Paz, nous avons la sensation de cette volonté de mettre en évidence la parole fondamentale assumens parabolam suam (reprenant son discours), car le sujet est " forcément " présent, mais il n’est personnifié qu’à partir de son expression supposée tragique (signifiant le sacrifice) qui est le Cri. Le Cri par définition est l’expression limite de la voix et, selon le contexte, son origine représente l’appel mais aussi l’affirmation de l’Etre. Sa désignation se fait à la deuxième personne "Tu, / mi grito" et son emplacement géométriquement central dans cette prosophie (appellation appartenant à Jean-Claude Pinson), représente le point culminant de l’architecture entre syntaxe et étymologie. Ce qui est significatif également c’est que lorsqu’on écoute Octavio Paz réciter son propre texte, celui-ci évite volontairement toute variation d’intonation. Chose importante, car il laisse libre cours au contenu sans intervenir sur l’agencement des structures et sans chercher " d’imposer " une quelconque émotion extérieure au texte. Ce " manque " d’interprétation qui est la simple récitation, montre sa volonté de justifier la valeur de son ressenti uniquement par les qualités phonétiques issues du choix des paroles " écrites dans sa chair " et des paramètres que nous avons évoqués. Schéma 2
Le texte se divise donc en deux grandes parties en forme triangulaire d’une arsis et thesis.
Par conséquent tous les mouvements qui nous conduisent à l’objet central sont composés de mots signifiants, telle la théorie de Peirce concernant les enchaînements des structures. La périodicité s’organise par l’alternance de mots de une ou deux syllabes.
Un des exemples que nous pouvons donner sur l’aspect étymologique des mots utilisés par Paz, est celui du choix du Como en tant que dynamique et intensité. Rappelons que ce mot qui débute toutes les phrases de la première partie et cela jusqu’au " point culminant ", est un adverbe provenant du latin quomodo et composé de l’ablatif de l’adjectif quis (chacun, quidam) et de modus (mode).
Il a été longtemps utilisé pour introduire une interrogation directe ou indirecte. Selon le dictionnaire d’étymologie, concourant du ut, de l’emploi comparatif il procède par une comparaison d’égalité appliquée à un rapport de simultanéité, l’emploi temporel et, de ce dernier, l’emploi causal.
Como
un dolor que avanza y se abre pasos entre vicesar que ceden y huesos que resisten…
Dans cette première structure il n’y a pas de référence concrète mais un mouvement dont la force se mesure selon les éléments rencontrés lors de sa trajectoire et de la figure proposée dans la seconde structure:
Como
una lima que lima los nervios
…suivie par un engendrement dont le lien est le mot que (qui): que nos atan a la vida…
Suivant ce raisonnement, nous aboutissons à ce qui est la construction logique d’un ensemble d’éléments ayant retrouvé un mode de fonctionnement commun fondé sur un modèle répétitif.
Cette rencontre entre le mouvement nécessaire et la spécificité de sa matérialisation, ainsi que la fonction de l’articulation, rend possible par association et répétition, l’interprétation des phénomènes issus du sensitif. Schéma 3
Schéma 2 – Octavio Paz
Como
[un] dolor Se abre
que avanza
[Y]
(se abre)
pasos ENTRE
visceras
que ceden
[Y] contraire
huesos
que resisten
Como
[una] lima
Que
Lima
Que
(los) nervios
Que
(nos) atan
(a la) vida
Si
(césure)
Péro tambien
(complément suggestif du como)
Como
[una] alegria
Subita
Como abrir
[una] puerta
Que
(da al) Mar
Como asomarse
(al) abismo
contraire
[Y] contraire
Como
llegar
(a la) Cumbre
Como
el rio (mouvement de l’allégresse et du ruisseau)
(de) diamante (lumière)
Que
Horrada (percer = abre pasos)
(la) roca
[Y]
Como
(la) cascada
azul (del Mar y del cielo)
Que
Cae
(en )
(un)
derrumbe (effondrement)
(de) estatuas
fixité entre statue et temple
[Y]
Templos
Blanquisimos
Como
(el) pàjaro (cae-sube)
Que
Sube
[Y]
(el) relampago
Que
Desciende
Batir de Alas
Pico ( horada)
Que
Desgarra (déchiquette- lima)
[Y]
entreABRE (ver al principio)
(al) fin
(el) fruto
TU / Mi
GRITO
Surtidor (jet)
(de) plumas
(de) fuego
Herida (dolor)
Resonante (Grito ! huesos, visceras, lima que lima)
[Y]
vasta (Mar)
Como
(el) desprendimiento
(de)
(un)
planeta
(del) cuerpo
(de)
(una)
estralla
Caida (cae, derrumbe)
Infinita
(en)
(un)
cielo
(de) Espejos
Que
TE
Repiten
[Y]
TE
Destrozan
[Y]
TE
Vuelven
(signification du " como ") Innumerable
Infinito
[Y]
Anonimo
Schéma 3
Dans ce schéma, vous observez un partage des différents plans ainsi que l’association des différentes fonctions des mots.
Co
mo (un) do lor / que / a van za / Y / (se) a bre pa so / en tre vis ce ras / que / ce den / Y /
hue
sos / que / re sis ten, /
Co
mo / (una) li ma / que / li ma / (los) ner vios / que / (nos) a tan / (a la) vi da /
Si,
pero tambien
Co
mo (una) a le gria / su bi ta // Co mo / a brir / (una) puer ta / que / da al mar,
Co
mo a so mar se al a bis mo / Y / lle gar (a la) cum bre // Co mo (el) rio (de) dia man te/
Que/ ho ra da (la) ro ca / Y // Co mo (la) cas ca da a zul / que / cae (en un) der rum be/ (de)
Es ta tu as / Y / tem plos blan qui si mos // Co mo (el) pa ja ro /que / su be / Y / (el)
re lam pa go / que / des cien de /
Ba tir (de) a las
Pi
co / que / des gar ra /Y/ entre abre (al) fin (el) fru to/
tu, mi, Gri to
sur ti dor (de) plu mas (de) fue go / he ri da / re so nan te / Y / vas ta // Co mo (el)
des pren di mien to (de) un pla ne ta (del) cuer po (de) u na es trella, / ca i da in fi ni ta /
(en) un cie lo (de) e cos,/ (en) un cie lo (de) espe jos / que / te / re pi ten / Y / des tro zan/ Y
te
/ vuel ven / In nu me rable / in fi ni to / Y / a no ni mo.
Ce partage fait état de la signification mais aussi de la distribution des accents rythmiques qui déterminent étape par étape le sens du mouvement sans dévoiler sa finalité.
On constate qu’il y a une progression du point de vue de l’intensité et que la dynamique est divisée entre la section en mouvement jusqu’au " Si, pero tambien " suivie par la " muance " définissant le contraire "alegria subita.... puerta que da al Mar ". Cette deuxième section utilise des paroles dont la dynamique est dure : " asomarse, abismo, suivi de cumbre, derrumbe, relampago ". Les mouvements signifiaient par le ruisseau de diamant sont brusques en comparaison avec la fluidité du début.
La troisième section qui débute par " batir de alas " est courte car elle finit par l’annonce du sujet tu, mi Grito dont la lettre " G " capitale souligne l’objet du sens. La dernière section est une réplique à la première par l’association du sens: " herida resonante " et implique une évolution graphique descendante : caida, destrozan. La fin est une accélération représentative de la dispersion sous une forme harmonique spectrale (synfonia) et répétitive : espejos que te repiten y te destrozan y te vuelvent innumerable, infinito y anonimo.
Nous remarquons également l’usage du " y " dans cette dernière section. Son usage rapproché propose des accentuations répétées à l’intérieur du mouvement a contrario de l’usage du " qué " possédant une fonction explicative. Quant à l’usage du " como ", celui-ci indique la progression graphique, disons la trajectoire du mouvement.
A titre expérimental, rappelons notre premier exemple musical, celui de l’Hymne Grec, notamment la complémentarité entre le récitant et le chanteur.
En appliquant la même division, annonce et chant nous pourrions obtenir ceci:
Como
Un Dolor que Avanza
Y
Se abre passo entre visceras que Ceden
Y
Huesos que Resisten
Como
Una lima que lima
Los
Nervios que
Nos
Atan a la vida
SI
Pero tambiem
Como
Una alegria subita
Como
Abrir una puerta que da al mar
Como
Asomarse al abismo
Y
Llegar a la cumbre
Como
El rio de diamante que horada la roca
Y ETC…..
D’autre part, ce schéma présente la distribution des accents et des durées courtes.
Par association nous obtenons un regroupement alterné par nombres syllabiques de 3, 2 et 1, avec un exception du 5 (2+3). Cela peut être déterminant dans le cas d’une organisation sonore métrique.
Schéma 4
Ce dernier schéma montre l’évolution qui permettra de déterminer sur une échelle sonore une forme globale de la trajectoire de l’œuvre musicale. Le calcul de cette trajectoire tient compte des trois sections et se fonde sur les paramètres de dynamique en plaçant le sujet au sommet du graphique. On remarque la progression du " Como " qui engendre à chaque étape une sorte d’ascension, compression et dépression dans la tension, et son espacement qui donne lieu à la précipitation du mouvement lors de la 3ème section.
En conclusion, au regard des graphiques, il s’en dégage de l’imaginaire, une volonté de spatialisation à l’opposé de l’écriture au format " livre ". L’élément fondamental qui défini cette opposition, provient de notre capacité de percevoir en toute chose des mouvements ayant des sens communicants ou expressifs selon deux types de représentation: selon des codes culturels spécifiques à la notation et à la codification, ou selon la variabilité historique de l’écriture déterminée par le rapport entre sens de l’intonation et ressenti. Cela affirme le fait que dans certain cas, la poétique ne connaît pas des frontières de langage puisqu’elle peut faire abstraction de l’aspect concret des mots.
Pour terminer et laisser une "porte ouverte" à la réflexion, cela m’emmène à poser la question suivante:
- ne peut-on pas affirmer que l’homme se détermine comme la conscience du mouvement, l’Emotion, et se donne le pouvoir de définir les paramètres (que nous avons évoqué antérieurement) du visible ( ce qui est mémorisable et visible) ou de l’invisible (ce qui est mémorisable et absent) en se déterminant comme sujet poétique qui justifie l’existence de son environnement ?. Le style, qu’évoque Aristote, et qui suit les étapes de la mimesis et de la manière, représentera d’une part le rapport du sujet avec son environnement et d’autre part la qualité de ce qui est ordonné subjectivement par les paroles et les sons, afin d’aboutir à travers l’induction à l’utopique signification d’universalité (style).
- Si la parole représente le sacré, la notation représente le système ou la loi.
Aujourd’hui l’usage de la parole est souvent représentatif de genres populaires particuliers, tel le rap et la techno musique, dérivés de l’expression sociale dite manifeste.
Il me paraît pertinent d’affirmer qu’à l’avenir, la parole ne mènera plus à l’écriture de la pensée poétique, mais à la représentation codifiée de l’image constituée de l’assemblage d’objets sonores.
Une forme de poétique de l’expression à la communication qui mérite certainement une nouvelle analyse approfondie.
Je vous remercie de votre attention.
Documentation :
Theokritos –
(311 - ? 250) – poète , Idylles, contes épiques d’amour envers les Dieux.
Aristote – in Organum
Herodote –
Historia, premier ouvrage en prose dépourvu de poétique – rationalité
Isokrates –
fondateur de l’Ecole de l’Eloquence – Panégyrique d’Athènes, Discours sur la Paix.
Henri Bergson
– L’Evolution créatrice
Dominique Proust :
L’harmonie des Sphères.
Desnos –H. Meschonnic :
Traité du Rythme.