1ère Variation
Comme chaque pas qui laisse des traces là où le regard doit retourner, ou alors l’imagination fabriquer la vision d’un parcours passé, écrire la musique est un acte variable selon l'expression ressentie, du désir à la matérialité et selon la tradition historique dans laquelle le compositeur se retrouve volontairement et souvent instinctivement. Prenant la posture de Donatoni, je prétendrai que l'on compose à partir du moment où on stigmatise ses rêves en décomposant la mémoire du moi dans l'instant, et que l'acte de l'écriture représente la traduction et la schématisation du ressenti.
Pour Franco le compositeur, l'homme Donatoni est l'objet de l'analyse. Les deux se retrouvent dans un "jeu" entre le témoin et l'Être intelligent en mouvement. L'un est à la fois "réceptif" et analytique et l'autre en permanence conflictuel, il n’échappe pas à sa mémoire affective. Les années de crise par lesquelles passe Donatoni, représentent d’une part les moments où il y a convergence entre la problématique due à la production musicale, celle existentielle et d’autre part l’apparente impossibilité de faire des choix conventionnels. Il cherche et propose le résultat de sa propre convention.
Le fait de ne pas s'impliquer de façon manifeste dans le débat esthétique, donc non plus de provoquer les événements, l'entraîne dans un univers de solitude apparente. A l'intérieur de cette solitude on remarque plus que des transformations et de débats autour d'une matière à réflexion unique, un monolithe en "révolution" sur lui-même: "la différence entre Cage et moi, est que pour lui, l'œuvre n'existe pas a priori, alors que pour moi, l'œuvre est toujours présente, insidieuse, en devant essayer de la penser dans son unité monolithique.
Le monolithe dont parle Donatoni, contrairement à Cage ou d'autres compositeurs à l'époque de Darmstadt, est représentatif du concept musical seul et définit de manière intrinsèque les deux terrains d'évolution, musical et social. Chez Donatoni le choix est à l'époque et restera pour toujours la transformation des objets musicaux à l'intérieur d'une entité préexistante qui représente non pas le langage musical mais l’expression des paramètres articulant le langage des gestes. Toute implication des réalités sociales ou culturelles demeure étrange et totalement extérieure à la musique puisqu’elles ne sont jamais suggérées ne serait-ce que par le titre de l’œuvre. Le fait d’utiliser des citations d’œuvres célèbres du passé ou alors des auto-citations, n’est qu’un moyen de considérer les éléments constitutifs sous la forme de motifs sonores et surtout comme des "matériaux de construction". L’exemple de la craie réduite en poussière par Heidegger ou celui des pierres taillées qui ne signifient pas le Temple, de la jeune philosophe Simon Weil, reproduisent bien cette identité relative d’un matériau redevenu "neutre". Par ailleurs, cela l’aidera également dans sa quête de soi, puisqu’en utilisant des éléments appartenant à d’autres "mémoires affectives", il affirmera et consolidera son propre style sans "rompre" avec la continuité de l’entendement musical.
Contrairement à son ami Luciano Berio, il n’aura aucune volonté d’emprunter des thèmes populaires ou de rechercher d’autres formes de notations dans les musiques extra occidentales, comme par exemple Scelsi et bien d’autres. Franco s’installe dans "son" Histoire, sorte de miroir reflétant sa technicité et "sa déconstruction" permanente ; la même qui le réduit à la préexistence des choses géographiquement indéterminées, là où des "nombres magiques" gouvernent l’Espace et déterminent le "Hasard des destinées".
Dans ce sens, la fonction du geste est de réunir les sons en transposant les règles qui fondent la mutation d’un système fonctionnel. Quant au mélange musique-manifeste social, il n'aura jamais lieu, à la différence de compositeurs italiens comme Dallapicolla, Nono et Berio. Ces extériorisations des interférences entre l'environnement social et la technologie que nous retrouvons entre autres chez Stockhausen, sont quasi inexistantes chez Donatoni. Il n’est pas un scientifique de la musique mais un artisan comptable comme il le disait lui-même ; Franco n’invente pas, mais note ses propres mouvements qui produisent un sens musical dont le support est psychanalytique puisque réduit à soi. Tout mouvement interprété peu devenir poétique par son origine, et sa finalité n’est qu’un éternel retour à "l’embryon" de sa nature.
La personnalité "monolithique" de Franco, n'étant liée qu'aux concepts artistiques de l'expression, de la raison constructive considérant le conséquent comme le hasard de la représentation, devient aussi sélective d'éléments sans remettre en cause la notion de système.
Les journées passées à Darmstadt représentaient un complément d’information renforçant ses convictions musicales mais également des questions sur le choix d’écriture à faire qu’il ressentait comme un bouleversement ou une cassure dans sa méthodologie. Le nouveau "Temple" où se développaient les réflexions approfondies et diversifiées au sujet des concepts d'évolution de l’écriture musicale, était un phénomène ressenti par certains jeunes compositeurs et musiciens des années '50 comme une nécessité vitale. Ce lieu qui rassemblait des musiciens et artistes d’avant-garde, avait à cette époque un rôle fondamental : celui de construire une nouvelle "mémoire historique", de renouveler les éléments qui deviendront à leur tour "conservatoires", d’analyser la musique mais surtout de constituer de manière cognitive un axe artistique (de tous les arts) et pluri-culturel. A ma connaissance et chose étonnante, ces héritages - impressionnistes, cubistes, le mouvement Dada, les notions du Bauhaus, du Manifeste Surréaliste de A. Breton et des recherches de la construction des langages, de la sémiologie et Wittgenstein, de l’héritage du structuralisme de Saussure et du dodécaphonisme de Schönberg, etc.. – ne feront presque jamais partie des exemples donnés par Franco à ses élèves ou stagiaires compositeurs de passage. Par ailleurs et paradoxalement, Donatoni demeure fidèle à une sorte d’indépendance de par les moyens techniques nécessaires à la réalisation de l’œuvre. Les recherches transformant les notations (contenant de l’Ecriture sensible) ainsi que les données de l’esthétique, se multipliaient depuis plus d’un demi-siècle en 1950, devenant d’une part le reflet de l’ouverture philosophico-cultuelle au sujet de la création et d’autre part s’inscrivant comme idéologie sociale post-marxiste (Adorno et Benjamin). Notons que jusqu’à nos jours, c’est à partir des moyens techniques nouveaux et technologiques que naîtront progressivement les conditions politico-économiques de la gestion des arts, définissant la destinée des pratiques créatives et aussi des œuvres artistiques issues des " masses populaires " confrontées à la multiplication des éléments matériels nécessaires aux réalisations musicales. Un exemple de cette culture de l’Institutionnalisation étatique de la création (qui dans la réalité sociale s’illustre par l’organisation monarchique de la musique contemporaine) à été la création de l’IRCAM en France. Dans ce sens, on peut dire que Franco reste dans la lignée de grandes personnalités comme Petrassi ou Dutilleux et qu’il se différencie fondamentalement d’une autre référence musicale française, tel Pierre Boulez, qui développe la politique de la création contemporaine et se singularise à partir des années ’75. Tout ces faits impliquant la musique ne faisaient qu’effleurés Franco, voire le plongeaient dans le doute dans sa préoccupation créative et son évolution " institutionnelle " de sa musique dans ses tourmentes des années ’60. Je me rappelle à ce sujet et sans aucune critique de ma part sauf une simple observation "historique", que pendant la construction de Beaubourg et de l’IRCAM, des compositeurs comme I. Xenakis et K. Stockhausen, se retrouvaient pour l’un dans un petit local, le CEMAMU, à Issy-les-Moulineaux et pour l’autre en train de préparer ses valises pour partir en Allemagne. En tout cas Donatoni s’éloignera par la négation de la plupart de ses tentatives de modification de la notation, jusqu’à atteindre ses limites qui le plongeront dans la dépression vers les années ’60.
Nous pouvons lire ce que Donatoni raconte brièvement dans les différents articles biographiques concernant les périodes pendant lesquelles il se trouvait à Darmstadt, ses quelques relations épisodiques avec P. Boulez, K. Stockhausen (qui l’ignoraient plus ou moins à Darmstadt) et surtout J. Cage qu’il rencontra en compagnie de L. Berio (et qui l’ignorait également). Précisément, de ces voyages, il gardera une réflexion très personnelle des influences et de ce qu’il appliquera au début de façon expérimentale, notamment certains éléments spécifiques à leurs musiques. Ces rencontres avaient lieu pendant sa période de réflexion et d’expérimentation des différents concepts et techniques de l’écriture musicale : la structure chez Boulez et le matériau sonore chez Stockhausen et Cage, et par opposition à ses certitudes esthétiques de son style d’écriture.
L'analyse réalisée par Daniel Charles dans Gloses sur J.Cage, révèle ce qui rapproche les deux compositeurs et ce qui les sépare fondamentalement: ...Ce qui caractérise Cage, ce n'est pas le choix d'un mouvement d'opposition, mais le souci d'un approfondissement de postulats. Son attitude est critique, elle consiste à mettre en question l'usage de certains principes, dans sa modestie et dans son ambition, elle se borne à enquêter sur la condition la plus générale de toute musique.
A partir des mots "enquêter sur la condition de toute musique" il y a divergence d'attitudes. Donatoni s'intéresse à ce qu'il perçoit et sépare les plans qui fusionnent habituellement dans une œuvre musicale. Il fait preuve d'une sélection rigoureuse des éléments sur lesquelles repose la fabrication de l'œuvre et qui suscitent chez lui la notion de passion intrinsèque aux gestes de l’écriture. Comme nous l’avons évoqué, il se rattache essentiellement au contenu technique de l'écriture qui trouve son historicisme dans les structures des intervalles d’un système occidental tempéré, arrangement à l’amiable des sons "justes". Procédant du même concept que Bartok, c’est-à-dire l’organisation sonore en fonctions d’intervalles, il ajoutera le découpage symbolique et théâtral des " panneaux ". Son intérêt envers d'autres cultures, ne représente qu'une implication sous forme d'enrichissement de la connaissance. Cela sans influence directe sur sa technique musicale mais plutôt sur l'orientation globale, sur la dédicace de l'œuvre et surtout de l'application de sa propre sémiotique et philosophie musicale. La citation qui suit s'interprète dans le sens des mots, toujours en rapport avec J. Cage: ...Une telle enquête n'est pas simplement musicale: elle se définit comme philosophique. A la différence des philosophes, cependant, qui se satisfont d'écrire des livres ou de prononcer des conférences, Cage réalise sa philosophie: il la met en musique.
L'esprit d'indéterminisme qui domine Donatoni dans les années '66, ne touche pas la structure formelle, mais donne lieu à une nouvelle vision graphique des hauteurs et la remise en question de la notation traditionnelle. A l'époque cela paraissait comme la négation de l'ordre conventionnel, mais aujourd'hui avec le recul, on peut considérer quasiment comme l'anticipation des aspirations conceptuelles réalisées aux moyens de la technologie.
Le déterminisme et les œuvres qu'il écrira à partir des années '72, justifient ce raisonnement. Il s'explique une première fois dans Questo, livre qu'il écrivit en '69, puis dans Antecedente X qu'il publiera en 1980. Dans le Questo, il expose la théorie de ces concepts compositionnels et annonce dix propositions qui font comprendre la terminologie définissant sa démarche. Avec Antecedente X, par l'énoncé du dernier chapitre du livre, Numeri, il distribue les fonctions symboliques en tant que préexistantes à "soi" ; il définit la Mort comme seul élément unificateur des deux mondes, entre visible et invisible.
A la lecture du "roman musical" et dès la première page, nous comprenons que Donatoni fixe l'architecture des écrits qui vont suivre, comme le programme d'une œuvre musicale en exécution publique. Aspect théâtral annoncé par la table des matières: Introduction- Exposition-Tableaux vivants- Signaux du début du discours- Sous-titre, épigraphe, dédicace- Numeri- Insertion violente (conclusion )- Applaudissements - Deux Impromptus (hors programme).
Le personnage X recherche son identité dans la profondeur de son existence, dans la configuration de son environnement et non pas dans les lieux successifs. Le matériau fondateur au centre de l'œuvre se compose de 101 tableaux vivants (seul titre en français), suivi d'une progression du discours jusqu'à Numeri. Par inversion, la proposition est de rechercher une logique aux actes et attitudes concrètes présentées jusqu'à l'abstraction des nombres dont seul l'élément réel de base est le chiffre. Il est à remarquer que le personnage X se retrouve à des années différentes à chaque fois, depuis 1929 et 1931, dates de son " apparition ", puis directement à partir de 1962. C'est ainsi que Donatoni suggère son existence personnifié en X et que nous découvrons au 11ème tableau, en formulant la supposition qu’il décrit son états d’âme des années ‘66.
Le point extrême de sa crise met en conflit le principe d’indéterminisme appliqué à l’organisation formelle à la fois du matériau sonore (dissipation) et de l’œuvre (ouverte ou non) et le déterminisme dans lequel il fonde son raisonnement au sujet de la causalité.
Le titre: La Camera Oscura (action mimée avec un dialogue inaudible- inacustico), et pour souligner cette période de contradictions fondée sur l’expérimentation d’une notation aléatoire dans la vie de Donatoni, voici la traduction d’un des textes qui signifie la causalité à la limite de la fatalité :
Le photographe
: pour voir la pellicule il faut ouvrir l'appareil.
(le photographe ouvre l'appareil).
X
-
Mais alors l'image est dissoute ! (le photographe lève les bras au ciel)
Le photographe
: pour voir la pellicule il faut ouvrir l'appareil.
(le photographe ouvre l'appareil).
X -
Mais alors l'image est dissoute ! (le photographe lève les bras au ciel)
Le photographe
: pour voir la pellicule il faut ouvrir l'appareil.
(le photographe ouvre l'appareil).
X
-
Mais alors l'image est dissoute ! (le photographe lève les bras au ciel)
(L'action se poursuit ad libitum)
Plus loin, le 13ème tableau (écrit en 1979) fait état du début de la période de détermination.
Chez Donatoni et par rapport à X, cela se traduit ainsi :A un degré très profond - presque un caveau sépulcral - gît un amas indistinct de matière vivante, semblable à une "matière cérébrale palpitante comme un poumon". X se retrouve face à elle dans une attitude qui rappelle celle du Christ juge, à la manière de Michalangello (michelangiolesco): X doit donner forme à la matière qui l'attend. Il perçoit clairement derrière l'épaule gauche la présence impérieuse de F.N.
Partant du principe de la scission des images reçues par effet de miroir et la réversibilité des mouvements dans la métrique du temps parcouru dans un espace défini, Donatoni explique le processus poïètique qui l'amène à la mise en place de Numeri. Il "s’accroche" à la symbolique des nombres et prend comme exemple un fait appartenant à la relativité de ce qui est présent qu’il utilise au conditionnel, car il ne peut formuler la diffraction du sujet que par suppositions successives. De là, à travers sa recherche de la causalité, chaque élément qui en résulte correspond à des donnés imaginaires sur l'échelle du temps; ces données qui ont la caractéristique d'être interchangeables à partir de l'ordre chronologique du départ, excluent l'aléatoire, mais pas le hasard.
La conclusion qui amorce le processus du chapitre Numeri est le suivant: ..... RUDI et DURI sont quatre lettres qui permutent selon l'ordre: 1,2,3,4, et 3,2,1,4. Mais si on pense que les quatre chiffres qui permutent forment deux nombres, et que la somme des deux nombres (4448) présente un triplé du chiffre quatre, la division du dernier chiffre 8, fait apparaître un quintuplé de quatre; si on tient compte que la somme du nombre obtenu est 20 (4+4+4+4+4), donc 2, nous constatons que les chiffres 2 et 4, dans la série de départ et après permutation, sont restés immobiles, et par conséquent il s'agit d'une permutation partielle; en faisant abstraction du premier et du dernier chiffre dans la première série et du troisième et du dernier dans la seconde série, nous obtenons le nombre – 23 - et son rétrograde 32 -- dans la seconde série; si nous superposons les deux nombres, on obtient le 323, qui en vérité, est le Trecentoventitré (trois cent vingt trois ; foudre tonitruante, voix céleste qui impose le réveil.
Poursuivant ce type de raisonnement apparenté à la métaphore sonore et au " potentiel poétique "mélangeant vision " dantesque "et une sorte " d’attribution numérale baroque", nous pouvons déterminer plusieurs principes de son concept de notation musicale:
- Observer un enchaînement de situations concernant un objet et les modifications formelles qu'il subit suite aux mouvements modifiant l’ordre à l’intérieur des structures et cela sans empiéter sur l’origine des composantes.
- L’induction des éléments perçus dans ce que nous pouvons appeler le hors-temps, sans toutefois modifier l'élément de base générateur de l'objet
- . A ce sujet, imaginons dans la rotation l’angle aveugle qui reste imperceptible à un moment donné, à cause de la vitesse de la rotation. Grâce à cela notre vision "colle" les plans et obtient une continuité de la perception. L’objet en mouvement garde une cohérence formelle même si celle-ci s’avère fausse ou plus exactement "reformée". En musique, le rapport harmonique reste constant par son aspect sonore quantitatif, car la diminution s’effectue à l’audition. Dans ce sens, ce qui est mélodique (linéaire) représente la "narration" et ce qui est en masse verticale (symphonique) les éléments de l’expression. Le changement d’angle de vision spécifique aux arts visuels s’explique par la nécessité de regrouper synthétiquement les donnés sonores afin d’obtenir des objets signifiants fictifs. Dans ce sens, la fiction en musique se fonde entièrement sur la notion d’évocation en soi, allusion à l’exemple de Heidegger, à la poussière de la craie plus qu’au bâton de craie dans sa définition formelle. Identifier l’ordre des graines de craie qui compose le bâton, correspondrait à identifier et à re-classifier les éléments organiques pour décrypter l’expression apportée par les figures formelles de l’objet.
- Faire le choix de la structure abstraite et subjective afin de procéder à son application aux concepts de l'écriture musicale
- . Autrement dit : matérialiser volontairement un "corps " par sa substance, afin qu’il puisse se mouvoir de manière homogène et cohérente en devenant une chose complexe, sorte de composite sonore.
- Etablir une structure primaire de l'espace d'évolution, espace qui sera automatiquement occupé selon les paramètres spécifiques à l'objet et aux matériaux environnants, (constat d'équilibre et de symétrie)
- . La symétrie visible en musique entendue (non pas lue), se perçoit comme l’induction d’une abstraction afin de produire des sens différents selon des rapports complexes entre sons signifiants-durées-environnement-critères de celui qui perçoit (entendement).
- Joindre à l'objet les matériaux qui constitueront son environnement
- . Là, se trouve la principale difficulté, car même si l'expression musicale procède d'un support graphique calculable et auquel nous pouvons adjoindre, tel des calques, des complexes différents, le résultat final n’est pas identique à la subjectivité de la perception des couleurs. Entre perception visuelle et perception sonore les réactions cérébrales ne sont pas les mêmes et par conséquent les sens perçues produisent des sensations différentes.
Par ailleurs, on constate plusieurs étapes composites dans la perception musicale, dont l'écoute, à chaque degré, représente l'action qui en résulte. Nous allons brièvement citer celles qui concernent le compositeur : la chose perçue qui anticipe l'acte de la notation et qui suscite l'écoute intérieure au moment de l'application écrite des données - gestuel - ainsi que la conception de la structure fondée sur la perception primaire. Soulignons que le geste remplace l’idée de la thématique puisqu’il matérialise le sens par le type de signal, ce qui adjoint au résultat sonore la notion de comportement. En cette raison, le monolithe sonore est une chose volontairement déterminée par le compositeur et possède ses propriétés propres indépendamment de l’œuvre. Ces propriétés sont préexistantes aux caractéristiques qu’elles revêtent dans la continuité de l’œuvre ; plus exactement, elles se déterminent quantitativement dans la durée définie par leurs qualités. Selon ce processus le lien entre perception partielle et globale engendre la correction par schématisation des éléments présents à l’étape précédente.
L'allusion à la perception musicale rappelle une des thématiques que Donatoni analyse dans le Questo des années 1969, et qui précise l'utilisation des nombres à la différence des chiffres, qui eux imposent l'ordre des hauteurs dans l’architecture de l'écriture musicale.
Cela ne fait qu'enrichir et préciser la structure en définissant les éléments de la perception primaire comme le tenant des objets sonores ayant des fonctions immuables, ainsi que des trajectoires dissociées et limitées dans l'espace que les nombres prédéfinissent.
Adoptant ce type de raisonnement spéculatif, nous admettons ce jeu des chiffres et des nombres qu'est Numeri. Le chapitre de l’ouvrage Questo représente l'étape fondamentale dans l'évolution du processus de structuration de l'ordre formel et quantitatif. Mais comme Donatoni n'est pas mathématicien, sa proposition détermine les qualités symboliques, poético-philosophiques, puisque sa manière de composer demeure fondée sur le concept de notation traditionnelle.
A notre rencontre de Sienne en 1993, en réponse à ma question sur le sens et la place de ce chapitre, il me précisa que l'unique source de Numeri a été l'année de sa naissance, réfutant toute recherche d'ordre scientifique. D'ailleurs cela explique le premier tableau des nombres, qui figure dans le chapitre Numeri à la page 155 de son livre Antecedente X. Celui-ci débute par la relation 26/-1/27; sachant qu'il est né le 9/06/1927, le jeu de l’esprit qui en découle relève de l'observation d'un combinatoire tel: 27= 3x9. 1= première génération, 6=2x3, 2+7=9, 27= 3 puissance 3 - etc. tel que je le développerai dans le chapitre suivant.
Contrairement aux compositeurs Pierre Schaeffer et Pierre Henri, Donatoni n'est pas préoccupé par la recherche de sources et supports sonores nouveaux, autrement dit à l’ingénierie des sources. L'unique démarche qu'il effectua dans le domaine électroacoustique en 1960, demeure le Quartetto III pour bande magnétique 4 pistes. Cette œuvre relève plus de la modification, de la réplication et de l'incursion timide dans le domaine de la spatialisation sonore, que d'une conviction profonde concernant l'utilisation et le développement du matériau sonore avec des moyens technologiques. Comme nous l’avons exprimé à maintes reprises, jusqu'à la fin de sa vie, son seul intérêt sera de renouveler la notation musicale traditionnelle en décrivant les mouvements d’un corps à travers l’écriture. D’un point de vue anecdotique, la mise en scène de En attendant Godot, présentée par l’auteur de la pièce Samuel Beckett, rappelle le rapport conflictuel entre la "voix magnétique" qui doit exprimer en différé ce que le personnage ressent. Elle doit mettre en évidence les gestes de ses états extrêmes où le discours est vain à cause de la réductibilité signifiante des phrases qui révèle le mot ou l’onomatopée comme expression spontanée. Pendant l’analyse de ses œuvres, j’ai pensé pouvoir trouver le lien d’un processus de développement numérique rencontré dans Numeri, et en relation avec l’harmonisation des composantes du langage. Mais il me répondit qu'il ne voyait qu'une relative application, parfois du point de vue des tempi et d’autres fois sur le plan formel et structurel, mais rarement sur le choix des notations intercalaires.
Dans Terzo Estratto - que Donatoni considérait en 1993 comme une œuvre "très mineure", un exercice, nous observons que malgré tout, il y a incursion dans la numérisation structurelle des intervalles. C'est l'intervalle, cet espace intercalaire entre deux sons fixes – il ne considérera jamais le différentiel hertzien - qui fournit à Donatoni matière pour réfléchir au sujet du sens de l'écriture. La prédilection de l’intervalle source intervient après avoir entendu le 4ème Quatuor de Bartok, en 1949 à ses 22 ans !. Cette audition fut la révélation d'un mode de notation d'un matériau source évoluant comme marqueur à l’intérieur de l’écriture de l’œuvre. L’intervalle représente ainsi, à la fois la coloration instrumentale (timbrale) et l’impossibilité de dépasser la notion déterminée par le clavier tempéré sans changer de domaine; autrement dit sans faire appel à des moyens acoustiques dont les " instruments " informatiques, ou électromagnétiques de l’époque, modifiaient la "nature" des rapports entre les langages et leurs sources "naturelles".
On retrouve dans cette démarche une affectivité marquante chez l’artisan Donatoni, qui choisit dans la plus grande majorité de ses œuvres, les sons du BACH, à la fois comme justification historique et matériau référent à toute construction. Pour les non musiciens, disons que le nom du grand compositeur allemand du début du XVIII siècle, traduit par la notation lettrée des sons anglo-saxons, correspond au nombre figurant dans la date de naissance de Donatoni. En voici l’interprétation de cette affirmation :
- BACH (en notation anglaise) = SIb LA DO Si (le B flatt = Sib, en Allemagne par B signifiant aussi le son Sib)
- Les intervalles se déterminent par renversements successifs de la manière suivante : la seconde chiffre 2, la tierce chiffre 3. Par renversement des intervalles dans le système dit tempéré, il obtient 2 ( la seconde) qui se renverse en 7 (septième) et le 3 (tièrce) en 6 (sixte) - les écarts entre les deux sons, sont calculés sur les huit sons portant des noms différents sur les 12 qui forme la gamme.
- Rappelons la date de naissance de Donatoni : 9 – 6 – 1927. Tel que nous l’avons déjà présenté les nombres 2, 3, 7, composent cette date à travers un jeu simple de l’esprit.
En conclusion et avant de poursuivre avec sa biographie, rappelons le principe qui le guidera dans l’organisation et l’élaboration du processus de l’écriture que nous analyserons plus loin: la linéarisation et la stratification des trajectoires de modules sonores simples qui procèdent par réplications successives à des hauteurs différentes. Le positionnement des hauteurs auxquelles sont attribuées les masses sonores, engendre des volumes qui produisent la sensation d’un enchaînement d’espaces sonores, que Donatoni appelle des "panneaux". A partir de cela, son approche de la composition change et son trajet itinérant, auprès des maîtres à voir et à entendre, s'oriente de manière sélective. Donatoni n’est pas seulement le compositeur qui évolue dans un décor social, mais surtout l’acteur producteur de gestes, de symboles induits à un système (même s’il n’acceptait pas ce mot), de mouvements qui composent la mise en scène et le "temps" de l’œuvre découpé en panneaux sonores.